Il était aux alentours de vingt-trois heures et trois cafés quand je t’ai envoyé un message pour te dire que j’allais dormir. Et comme bien d’autres soirs depuis plusieurs mois, je n’allais pas vraiment dormir. Tu rentreras ce week-end comme tous les week-ends et je ne supporte plus de vivre les trois quarts de notre relation par messages interposés. Ce soir-là, j’aurais pu faire comme de nombreux soirs : finir la cafetière en regardant des vidéos très peu divertissantes sur YouTube jusqu’à tomber de fatigue. Mais ce soir-là n’était pas comme d’autres soirs. J’ai appelé Maëlle. En larmes. Lui expliquant tout le mal que cette distance nous fait.

-Mais, je comprends pas… Je croyais que ça te dérangeait pas, vous vous étiez mis d’accord non ? Il ne peut plus reprendre son ancien poste j’imagine ?

-J’en sais rien.

-Il est tard et on travaille toutes les deux demain mais bon… Tu veux venir chez moi ? Lucas et Clémentine seraient contents de venir boire un verre, ils sortent presque plus depuis qu’ils sont mariés.

-Oui bonne idée. J’amène du vin.

Ce soir-là, comme quelques fois, j’aurais pu aller chez Maëlle avec mon pyjama et une bouteille de vin. Mais au dernier moment j’ai plutôt opté pour une chemise, un jean et une bouteille de rhum. Je suis arrivée vers minuit vingt.

-Hey ma copine! Bah t’es belle pour une fois! Va dans le salon Clem et Lucas sont déjà là.

-Vive les mariés! Ai-je dit en brandissant la bouteille de rhum en entrant dans le salon.

Ce soir-là, comme quelques autres soirs, nous aurions pu rire, faire des jeux, reparler des années de fac. Sauf que ce soir-là, j’avais amené du rhum et personne n’a craché dessus. Clémentine a beaucoup bu ce soir, et comme de nombreux soirs quand Clémentine a bu : elle a invité Lucas dans la cuisine pour l’engueuler à propos d’une énième très bonne raison j’imagine.

-Ils sont insupportables. Bon, toi, alors ? Tu vas enfin dire à ton mec que tu ne supportes plus la situation ou tu comptes l’épouser et l’engueuler tous les week-ends dans ma cuisine ?

Avant que je n’aie pu répondre à cette question incontestablement tordante de ma meilleure amie, nous avons vu Lucas revenir seul et gêné dans le salon. Il nous a annoncé que Clémentine rentrait seule en taxi. L’atmosphère commençait à devenir tendue mais Lucas s’est expliqué. Il a commencé à raconter à quel point il souffrait de voir son couple s’effriter quelques semaines à peine après leur mariage. Décidemment, ce soir-là n’était pas tendre avec les amoureux.

Quelques heures et quelques verres de rhum plus tard, Maëlle s’est endormie sur le canapé. Moi-même extenuée, j’ai dit à Lucas que l’on devrait rentrer. Je comptais réveiller Maëlle pour qu’elle ferme derrière nous mais je ne l’ai pas fait tout de suite. J’ai allumé une dernière cigarette, fatiguée, j’hésitais à rester dormir. Lucas a brisé le silence qui régnait depuis plusieurs minutes.

-Ça fait combien ? Dix ans qu’on se connaît tous les quatre ?

J’ai tiré sur ma cigarette, il a continué :

-Tu sais, je crois qu’en fait c’était toi qui me plaisait le plus. Avant Clémentine.

« Lucas… On devrait rentrer, le rhum et tes disputes de couple te font dire n’importe quoi là. »

C’est ce que j’aurais pu dire à voix haute, parce que c’est ce que j’ai pensé. Mais ce n’est pas sorti. J’ai eu la tête qui tourne, je me suis enfoncée dans le fauteuil en regardant le plafond. J’aurais pu m’endormir. J’aurais pu parler. J’aurais pu écraser ma cigarette et rentrer chez moi. Je t’aurais téléphoné le lendemain pour te dire que je t’aime et que je veux que l’on discute sérieusement de cette distance qui nous pèse. Mais je me suis levée. J’ai regardé Lucas fixement. Il s’est mis face à moi, on a éclaté de rire. Les rires se sont éteints. « On est vraiment trop cons. Allez, bonne nuit. » J’aurais pu dire ça. J’aurais dû dire ça. Mais je n’ai pas parlé. Les rires se sont éteints, on a même arrêté de sourire. Et on s’est rapprochés. On s’est embrassés, enlacés. On aurait pu s’arrêter là. On aurait pu rentrer chacun chez soi et oublier. Mais on a plutôt opté pour la chambre d’amis. Alors que cette soirée aurait dû être réparatrice, c’est dans cette chambre d’amis, dans cet orgasme, que nous avons détruit toute amitié, mon couple et un mariage.

J’aurais voulu dormir. Juste après t’avoir dit que j’allais dormir. J’aurais dû dormir. J’aurais dû te parler. Il n’y a pas une seule parcelle de mon âme qui n’a pas envie de se vomir. Je n’ai pas seulement tout gâché. J’ai tout renié, tout trahi, et après ça il n’y aura rien que je puisse dire ou faire qui pourra réparer cet acte. Je me demande si un jour je pourrais moi-même me pardonner et j’ai très peu d’espoir. Je suis une imbécile. Je me suis réveillée ce matin avec cette culpabilité foudroyante, destructrice et je crois que c’est le pire sentiment. C’est tellement moins lourd d’en vouloir aux autres que de s’en vouloir à soi-même. Je me déteste.

Ce soir, tu m’as téléphoné. Je te devais la vérité. Au moins ça. Il fallait que je te dise tout. Au lieu de ça, je t’ai dit que je t’aimais. Et que j’allais dormir.

7 réflexions sur “Je vais dormir

  1. Bonjour Flavia. je viens de lire « je vais dormir ». une fois de plus, bravo. Tu as un réel talent, tu devrais donc en profiter un peu plus, en continuant à t’entraîner avec des nouvelles, mais aussi en t’épanouissant un peu plus sur un roman relativement bref, comportant quelques personnages, de façon à ce que tu puisses les faire évoluer et vivres, à tour de rôle, en respectant l’intégrité et le fonctionnement temporel de chacun. Et ce, quelque soit le sujet que tu auras choisi. Profite, nom de moi même ! Profite d’écrire, vu que tu sais écrire… Bises.

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    1. Tout d’abord merci, Robert !
      Écrire un roman même long est un de mes projets.. en attendant je profite ! Les nouvelles me permettent de faire évoluer mon écriture en mettant en lumière un minuscule morceau de vie personnages, et aussi ça me permet d’aller de thèmes en thèmes et ainsi trouver des idées de thèmes pour un livre…. en tout cas pour l’instant j’apprécie grandement faire ça 🙂

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